Le numérique, terrain de jeu des seniors ? État des lieux

L’image de la personne âgée hermétique à Internet s’efface peu à peu. Si le grand public associe volontiers réseaux sociaux et générations « natives du digital », la réalité s’avère bien plus nuancée. En France, selon l’INSEE, 86 % des personnes de 60 à 69 ans utilisaient Internet en 2022, proportion qui grimpe encore chez les jeunes retraités. Chez les plus de 70 ans, l’usage progresse régulièrement (58 % se connectent régulièrement, contre 30 % il y a 10 ans). Mais qu’en est-il des réseaux sociaux proprement dits ?

  • Facebook reste le réseau social le plus fréquenté par les 60 ans et plus : d’après une étude de Médiamétrie début 2023, plus de 45 % des internautes seniors y sont inscrits, dont 72 % des 60-69 ans.
  • Instagram séduit désormais 14 % des plus de 60 ans utilisateurs d’Internet, tandis que WhatsApp, souvent assimilé à un service de messagerie, atteint plus de 42 %.
  • LinkedIn, Twitter/X, TikTok restent très marginaux au sein de cette tranche d’âge : moins de 4 % des utilisateurs français de TikTok ont plus de 60 ans (source : DouzePointCinq, 2023).

Le « senior connecté » existe donc bel et bien, avec des usages propres, des attentes distinctes, et une curiosité qui existe loin des clichés d’isolement numérique.

Pourquoi les seniors s’inscrivent-ils sur les réseaux sociaux ?

Loin de la simple mode, la présence des seniors sur Facebook et consorts répond à des motivations profondes, parfois inattendues. Plusieurs études convergent : le maintien du contact familial est LA première raison évoquée (Observatoire Orange Digital, 2023).

  1. Rester en lien avec la famille : Suivre les petites-filles parties en Erasmus, s’émerveiller devant les photos d’anniversaires, partager des souvenirs.
  2. Briser l’isolement : Rejoindre des groupes d’intérêts, créer ou maintenir une sociabilité, trouver des interlocuteurs sur des pages locales, culturelles ou associatives.
  3. Se tenir informé : L’information par les canaux classiques (TV, radio, presse papier) reste majeure, mais 38 % des plus de 60 ans déclarent consulter Facebook ou Messenger pour s’informer (Baromètre du numérique 2022, ARCEP).
  4. Partager des passions : Jardinage, photographie, voyages, généalogie… Les réseaux ne manquent pas de groupes à explorer.

Une notion revient souvent dans les interviews : la fierté d’apprendre à maîtriser ces outils. S’ouvrir au numérique, pour beaucoup, c’est retrouver un sentiment d’autonomie et une place dans la société connectée.

Les réseaux sociaux sont-ils vraiment pensés pour les seniors ?

Malgré leur présence croissante, les plateformes restent principalement designées par et pour un public jeune. Quelques observations :

  • Interfaces souvent complexes, mises à jour fréquentes, changements de repères
  • Taille des caractères et contraste parfois inadaptés pour les problèmes de vision ; Facebook propose bien un « mode clair/sombre », mais l’ergonomie globale évolue au fil de l’eau
  • Terminologies et logiques parfois hermétiques (« story », « follower », « reel », etc.)
  • Absence ou faible visibilité des fonctions d’accessibilité (aide à la lecture, navigation vocale, lecture simplifiée)
  • Peu d’accompagnement ou de guides adaptés dès l’inscription

Quelques initiatives émergent cependant : Facebook a lancé des campagnes de guides pour les « nouveaux utilisateurs ». WhatsApp propose un manuel simplifié. Mais ces efforts apparaissent souvent comme des rustines plutôt que des changements de fond.

Obstacles rencontrés par les seniors : entre méfiance et complexité

La fracture numérique ne relève pas seulement de l’accès matériel, mais aussi de la confiance et de la compréhension. Plusieurs freins persistent chez les plus âgés :

  1. La peur de l’arnaque : Les escroqueries visant les seniors sur les réseaux ont augmenté de 53 % entre 2021 et 2023, alerte la plateforme Cybermalveillance.gouv.fr. Faux profils, « phishing » via Messenger, jeux-concours frauduleux : la prudence reste de mise.
  2. La maîtrise des paramètres de confidentialité : 60 % des seniors n’ont jamais modifié les options de partage ou de visibilité de leurs publications (Baromètre M@rsouin, 2023), les exposant parfois à des situations inconfortables.
  3. Le sentiment d’illégitimité : Beaucoup estiment « ne pas être faits » pour ces outils, faute d’apprentissage initial ou de ressources adaptées.

En parallèle, la pression sociale et la peur du ridicule sur les nouveaux codes (émoticônes, hashtags, filtres) poussent certains à l’auto-censure, malgré leur envie de partage.

Des succès et des usages qui déjouent les préjugés

Pourtant, de nombreux seniors se distinguent sur la toile, certains devenus de véritables influenceurs – à l’image de Marie-France (77 ans), suivie par des centaines de milliers de personnes pour ses conseils de tricot sur YouTube et Instagram. Plus largement, l’essor des groupes Facebook dédiés au patrimoine, à la cuisine « de grand-mère », à la généalogie, montre une appropriation positive et active du web social.

Les ateliers numériques (par exemple, les ateliers « Seniors connectés » de la ville de Nantes, ou la Silver Geek en Nouvelle-Aquitaine), rassemblent chaque année des milliers de retraités souhaitant se former. Ces dispositifs mixtes (en présentiel ou en ligne) prouvent que les barrières sont franchissables : 68 % des participants déclarent un usage plus confiant et régulier à l’issue de l’atelier (source : Emmaüs Connect, 2022).

  • Plus de 21 % des seniors inscrits sur Instagram publient eux-mêmes du contenu (photos, vidéos).
  • 61 % échangent au moins une fois par semaine sur un groupe thématique dédié à leur région, leur village ou une passion (Médiamétrie, 2023).

Cet engagement prouve que l'adaptabilité des seniors est sous-estimée. Là où certains craignent la « fracture », beaucoup maîtrisent peu à peu de nouveaux codes… et en créent parfois d’autres !

Peut-on rendre les réseaux sociaux vraiment accessibles ?

Favoriser une meilleure appropriation des réseaux ne passera ni par la simplification à outrance ni par la multiplication de nouveaux outils. Quelques pistes émergent :

  • Rendre l’accompagnement incontournable. Les solutions collectives (ateliers municipaux, magasins d’opérateurs, associations locales) s’avèrent efficaces pour un apprentissage par la pratique.
  • Encourager les réseaux à mieux documenter leurs outils et à peaufiner leurs dispositifs d’accessibilité. Facebook travaille ainsi sur un affichage sur-mesure pour faibles visions, tandis que WhatsApp propose déjà une « téléphonie favorisant l’audition ».
  • Valoriser les « mentors numériques » intergénérationnels : Petits-enfants, voisins, bénévoles peuvent accompagner, avec bienveillance et sans condescendance.
  • Promouvoir une culture numérique centrée sur la confiance : campagnes de sensibilisation aux arnaques, partage de bonnes pratiques par des figures proches de l’âge des seniors eux-mêmes (voir la chaîne YouTube « La Minute Seniors du CLIC Paris »).

Au Japon, où la population est plus âgée qu’en France, LINE (mix de WhatsApp et Facebook Messenger) a su s’imposer chez les plus de 60 ans en misant sur la simplicité d’interface, les pictogrammes clairs et des guides dédiés – un exemple à suivre ?

Vers quels usages demain ?

L’avenir des seniors sur les réseaux sociaux est-il celui de l’adaptation, ou de l’invention ?

L’essor programmé de l’intelligence artificielle et la multiplication des voix de synthèse promettent de nouveaux modes d’interaction, adaptables à diverses compétences numériques. Des applications de partage familial simplifiées (voir « Famileo », qui transforme les messages des petits-enfants en gazette papier), les réseaux locaux axés sur le lien de voisinage (Nextdoor), ou les plateformes d’échanges dédiées aux seniors évoluent : preuve que les usages se diversifient.

Ce qui frappe surtout : l’écart n’est pas tant générationnel qu’éducatif ou social. Les grands-parents « digitalisés » peuvent, avec les bons outils, accompagner, inspirer et enrichir des communautés variées. Plus qu’un obstacle, les réseaux sociaux, malgré leurs limites, s’avèrent pour beaucoup un trait d’union entre générations et horizons différents.

La révolution numérique demeure donc pleinement une aventure collective – et les seniors ont bien l’intention d’en prendre toute leur part, à condition que l’on se donne la peine d’écouter leurs besoins.

  • Données INSEE > https://www.insee.fr/fr/statistiques/6434527
  • Baromètre du Numérique 2022, ARCEP, CREDOC
  • Observatoire Orange Digital pour les usages seniors, 2023
  • Médiamétrie, Réseaux sociaux et âge, 2023
  • Cybermalveillance.gouv.fr, bilan 2023
  • Emmaüs Connect, enquête Seniors 2022

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